“Quelle justice est-ce là ?”

  

Sur l’écran suspendu au plafond, les deux hommes aux cheveux blancs agitent la main pour saluer, et envoient des baisers. Ahmet et Mehmet Altan sont en visioconférence de leur prison, et répondent aux signes envoyés par une partie du public en direction de la caméra, un bref moment d’humanité, “volé” aux juges et aux gendarmes qui font régner l’ordre dans la minuscule salle d’audience du palais de justice d’Istanbul.

Ahmet et Mehmet Altan, deux frères bien connus en Turquie, le premier journaliste et romancier, le second auteur et universitaire, risquent trois peines de prison à vie. Ils sont accusés d’avoir commis “un crime” au nom d’une organisation terroriste sans en faire partie, d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel, le Parlement, et le gouvernement de la République de Turquie. Rien que ça, et dans le dossier il n’y a que trois chroniques et une émission de télévision supposée contenir des “messages subliminaux” émis à la veille de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016…

“Je suis en prison depuis 429 jours sans la moindre preuve”, a lancé Mehmet Altan, 67 ans, à ses juges, lundi 13 novembre, lors d’une audience de son procès que j’ai suivie en tant que président de Reporters sans frontières et dans le cadre d’une opération de solidarité initiée par la Scam (Société civile des auteurs multimédias).

Un théâtre sinistre

Dans ce pays qui a emprisonné plusieurs dizaines de journalistes depuis la tentative de coup d’Etat manquée, les procès se succèdent et se ressemblent. En apparence, la justice est à l’œuvre, comme ce lundi dans l’immense palais de justice ultramoderne d’Istanbul – le plus grand d’Europe, paraît-il… –, devant la 26e haute cour criminelle.

Mais très vite, on réalise qu’il s’agit d’un véritable simulacre, d’un théâtre sinistre dans lequel le respect des formes cède le pas à l’arbitraire. Lundi matin, les quatre avocats des frères Altan en ont fait l’expérience : ils avaient prévu de soulever une vingtaine d’objections de procédure qui réduisent à néant l’accusation contre leurs clients, et comptaient demander leur libération.

Mais le président de la cour en avait décidé autrement : il souhaitait passer directement la parole au procureur, afin d’accélérer la conclusion du procès. Lorsque Ergin Cinmen, le principal avocat de la défense, s’est levé pour soulever une objection, soulignant que ça n’avait aucun sens de faire ses objections de procédure après l’intervention du procureur, il a été expulsé de la salle.

A la reprise de l’audience, une deuxième avocate de la défense, Figen Albuga Calikusu, du barreau d’Antalya, a pris la parole, le ton est monté, et l’avocate a récusé le juge… avant d’être à son tour expulsée et la séance suspendue. Il en faut du courage, dans un tribunal turc aujourd’hui, pour se lever et dire à un juge qu’on le récuse…

Les quatre avocats de la défense ont ainsi été expulsés à tour de rôle de la salle d’audience, et la matinée a été perdue sans que le président ne bouge d’un millimètre. “C’est la première fois en 40 ans d’exercice du métier d’avocat que je suis confronté à une telle situation”, a commenté, frustré et en colère, maître Cinmen.

Les droits de la défense étaient déjà sérieusement limités par un décret de l’état d’urgence instauré l’an dernier, après la tentative de coup d’Etat : les accusés ne peuvent voir leur avocat qu’une heure par semaine, en présence d’un officiel, et la conversation est enregistrée ! Difficile de préparer une défense dans ces conditions.

Recours devant la CEDH

L’après-midi, privés d’avocats, Ahmet et Mehmet Altan, qui suivaient jusque-là silencieusement l’audience d’une salle vidéo de la prison de Silivri, ont pu prendre la parole. Leur dénonciation du procès qui leur est fait, de la faiblesse de la procédure, et surtout de la nature politique des décisions, a été implacable, au point que le président demande un moment à Mehmet Altan, 64 ans, de ne pas “s’énerver”…

“Lorsque je regarde le procureur, a ironisé l’universitaire, j’ai l’impression de voir un acteur qui a mal appris son rôle, qui n’est pas très familiarisé avec le dossier, mais demande néanmoins notre condamnation. Quelle justice est-ce là ?”

En fin de journée, les organisations internationales qui avaient des observateurs présents à Istanbul, dont RSF, ont publié un communiqué dénonçant les conditions sans précédent dans lesquelles les droits de la défense ont été violés.

La raison pour laquelle la cour veut accélérer la conclusion du procès ne se trouve pas à Istanbul mais à… Strasbourg, au siège de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une instance liée au Conseil de l’Europe dont fait partie la Turquie. Les accusés ont fait des recours auprès de la CEDH pour dénoncer les irrégularités de la procédure, et les autorités judiciaires turques souhaitent terminer le procès avant le jugement de la Cour européenne, pour pouvoir rejeter ses éventuelles demandes de libération en arguant du fait que la procédure est déjà dans une autre phase…

Ce jeu de procédure légale peut sembler dérisoire, mais c’est à la fois l’une des seules armes des hommes et des femmes qui se battent en Turquie pour faire respecter un minimum d’Etat de droit ; mais aussi le signe qu’Ankara, malgré son rejet de façade de toute “ingérence”, en particulier venant d’Europe, reste soucieux de ne pas se mettre à dos une institution pan-européenne, voire même de la quitter pour éviter les condamnations à répétition.

“Ils ne font même pas semblant”

La purge monumentale qui a commencé en juillet dernier frappe bien au-delà des partisans de Fethullah Gülen, le prédicateur exilé aux Etats-Unis, accusé d’être derrière le coup d’Etat manqué : depuis seize mois, la société civile est assiégée, tous les contre-pouvoirs attaqués, qu’il s’agisse de la presse, de la justice, du monde académique, de personnalités comme le philanthrope bien connu Osman Kavala, ou des institutions turques elles-mêmes.

La situation de la presse est désespérée : on peut en prendre conscience aussi dans l’immeuble du quotidien “Cumhuriyet”. Le bâtiment est protégé par un important dispositif policier, avec gardes armés et détecteur de métaux à l’entrée, depuis les menaces subies par le seul journal du monde musulman à avoir publié les caricatures de Mahomet après l’attentat contre “Charlie Hebdo”.

Mais cet Etat qui protège “Cumhuriyet” est le même qui mène un combat à mort contre le plus vieux journal turc, ancré dans la tradition kémaliste, du nom de Kamal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne dont le portrait est omniprésent dans les locaux un peu vieillots. Douze dirigeants de ce dernier bastion d’indépendance journalistique sont actuellement jugés, trois d’entre eux encore en détention depuis plus d’un an, accusés, de la même manière que les frères Altan, d’être complices du terrorisme, en liaison tant avec la confrérie Gülen que le PKK kurde, ce qui peut sembler contradictoire.


Ahmet Altan, en 2009.
(JAN WOITAS/dpa-Zentralbild/DPA)

Aydin Engin, chroniqueur à “Cumhuriyet”, fait partie des accusés. Il a été laissé en liberté en raison de son âge – il annonce fièrement “47 années de journalisme” –, mais ça n’enlève rien à son mordant :

“J’ai été arrêté et emprisonné à chaque coup d’Etat dans l’histoire agitée de ce pays, me dit-il. Mais je n’ai jamais été confronté à une telle situation inédite. Même les juges militaires faisaient semblant de respecter les règles, aujourd’hui, ils ne font même pas semblant.”

Ce vétéran de la lutte pour la liberté de la presse en Turquie s’inquiète pour la société civile sous pression, qu’il estime trop fragile, trop jeune, et qui fait face à la vindicte d’un pouvoir qu’elle “agace”.

Sous le regard sévère du portrait d’Atatürk, le père de la laïcité turque, ce journaliste place les événements actuels dans le cadre d’une lutte de 200 ans avec l’islam politique aujourd’hui incarné par le président Recep Tayyip Erdogan. Et force est de constater que rien, actuellement, n’est en mesure de s’opposer efficacement au rouleau compresseur de l’Etat-AKP, le parti islamo-conservateur du président.

Au palais de justice, ce sont les frères Altan qui sont aujourd’hui dans le viseur. Ces deux hommes, dont le père, déjà, était un intellectuel plusieurs fois emprisonné par des régimes différents, font face à l’arbitraire le plus total, confrontés à la possibilité de terminer leurs jours en prison.

Mais Ahmet Altan, dont les romans ont été traduits et publiés en français par Actes Sud, et dont je suis le “parrain” dans le cadre de l’opération de solidarité de la Scam, n’est visiblement pas impressionné… Dans un texte parvenu à l’extérieur en septembre, il avait adressé une lettre ouverte à ses juges :

“Un Etat, s’il veut être un Etat, a besoin de preuves pour juger des personnes. Seuls des despotes armés enferment les gens sans preuves. Si vous continuez à nous juger et à nous emprisonner sans preuves, vous saperez les fondements de la justice et de l’Etat. Vous commettrez un crime sérieux.

La Turquie, poursuivait-il, se transformera en une jungle de voyous et de despotisme, où le coupable juge les innocents.

Vous devez donc décider si vous êtes un juge honnête ou un criminel. Si vous acceptez un acte d’accusation contenant des affirmations aussi absurdes et déclarez que ce sont des ‘preuves sérieuses’ alors qu’il n’y en a pas la trace d’une seule, vous allez découvrir que la vie peut être capricieuse, et que vous vous mettrez vous-même en procès en pensant nous juger.

J’attends votre décision. En tant qu’écrivain âgé, ayant beaucoup plus d’expérience que vous, le conseil que je pourrais vous donner est de vous sauver vous-même, de sauver votre profession, et de sauver votre Etat.”

Le spectacle auquel j’ai assisté lundi au palais de justice d’Istanbul montre que le juge n’a pas suivi le conseil d’Ahmet Altan.