La référence aux valeurs européennes peut, quelles que soient les forces en présence, relancer un projet démocratique et consensuel.
Le Monde 12.06. 2007
La Turquie se dirige vers un grand règlement de comptes final. Cette situation n’est pas due, comme on pourrait le craindre, à un conflit de race ou de religion. Le pays est traversé d’une fracture plus fondamentale et plus dangereuse.
Nous avons aujourd’hui d’un côté une grande masse de gens qui ôtent leurs chaussures avant d’entrer dans une maison, des femmes qui se couvrent la tête, des garçons qui fréquentent les cafés pendant que les filles sont soumises à des règles extrêmement oppressives, des gens dont les foyers sont éclairés par des ampoules nues, qui apprécient une musique à mi-chemin entre la chanson populaire et l’arabesque, qui n’ont peut-être jamais lu un livre, n’ont jamais dansé, des hommes qui ne sont jamais allés au restaurant avec leur femme, n’ont jamais été au théâtre, ont très peu d’éducation et professent de fort sentiments religieux.
De l’autre côté, il y a ceux – et celles, puisque l’établissement comporte un lycée de filles – qui ont fait leurs études au prestigieux Robert College d’Istanbul, qui y ont dansé à l’occasion de mariages ou de soirées, qui vont au cinéma, lisent – parfois – des livres, ont un assez bon niveau d’éducation, des goûts musicaux qui vont de la pop au classique, des maisons décorées avec un certain goût et des femmes qui ne se couvrent pas la tête. Ce sont des gens qui n’autorisent peut-être pas leur fille à fréquenter un garçon, mais qui détournent la tête quand cela se produit. Ils croient en Dieu mais prient rarement, boivent de l’alcool dans des soirées mixtes, suivent la presse, regardent les talk-shows et vivent plus ou moins selon les normes occidentales.
Les styles de vie de ces deux groupes ne se ressemblent en rien. A la différence de ce qui se passe en Occident, où des éléments tels que la musique d’église, l’iconographie religieuse et les histoires bibliques, adaptées y compris à l’écran, créent une sensibilité partagée par toutes les classes, il n’existe en Turquie aucun terrain culturel commun susceptible de les unir. Leurs existences, leurs goûts et leurs croyances sont totalement différents. Et même antagonistes.
Le premier groupe a été méprisé, discrédité et mal traité durant les années de la République. A présent, numériquement important, il s’est organisé politiquement et dispose d’une puissance politique lui permettant de gagner toutes les élections. Mais il ne parviendra au pouvoir qu’en acceptant certains critères occidentaux, il tente donc de s’approprier les valeurs démocratiques et d’améliorer ses rapports avec l’Occident.
Le second groupe est minoritaire et, parce qu’il sait qu’il ne reviendra jamais au pouvoir s’il respecte les règles politiques occidentales, il devient peu à peu hostile aux valeurs démocratiques de l’Occident.
L’armée joue un rôle important dans cette désagrégation culturelle. Elle est composée d’enfants du premier groupe qui coopèrent avec le second groupe, lequel lui est hostile. En un certain sens, l’armée trahit ses propres racines.
L’élection présidentielle a exposé au grand jour les intentions des deux parties et révélé à quel point leur conflit était aigu. Le second groupe, soutenu par l’armée, ne veut plus d’élection. Et chaque jour qui passe voit enfler les rumeurs d’un possible coup d’Etat. On reparle de junte. Or que se passerait-il en cas de coup d’Etat ?
Le groupe dont le style de vie se rapproche du mode de vie occidental accédera au pouvoir avec le soutien de l’armée, mais perdra celui de l’Occident. L’Europe se prononcera résolument contre un coup militaire. Les Etats-Unis auraient pu accepter un coup d’Etat en échange d’un soutien à sa politique dans le nord de l’Irak et dans l’ensemble du Moyen-Orient. Mais un pays qui a occupé l’Irak en clamant qu’il voulait y apporter la “démocratie” serait bien en mal d’expliquer au monde et à son propre peuple qu’il soutient un putsch militaire en Turquie. Ils devront donc, bon gré mal gré, s’opposer à un coup d’Etat. Mais alors que fera ce pays qui bénéficie de financements occidentaux et dont l’armée est dotée d’armes fournies par l’Occident, s’il doit rompre ses liens avec celui-ci ?
Si la Turquie connaît un coup d’Etat, le monde assistera à un phénomène qui ne s’est encore jamais produit : la Turquie cherchera à établir un partenariat avec la Russie et l’Iran. Elle obtiendra de ces deux pays armes, énergie et financements. Le gaz naturel, le pétrole et l’énergie nucléaire de la Russie et de l’Iran suffiront à maintenir la Turquie la tête hors de l’eau, même si ce n’est que pour une brève période. Et un bloc formé de la Russie, de la Turquie et de l’Iran ne manquera pas de modifier l’équilibre global. Il prendra le contrôle total du Moyen-Orient. Il emprisonnera l’Europe dans les frontières de son petit continent. Il attirera dans son orbite le Caucase, l’Afghanistan et le Pakistan. Il nouera des relations étroites avec le monde musulman. Il sera même en mesure de proposer un partenariat à la Chine. Ce nouveau bloc disposerait d’une puissance considérable sur les plans militaire, financier et énergétique. La fissure turque conduirait ainsi à une fracture globale.
Si une troisième guerre mondiale devait advenir, je pense qu’elle pourrait surgir de cette crevasse. J’aimerais que ce scénario soit étudié par les deux camps qui se font face en Turquie. Par l’Europe, qui se comporte de manière insolente avec un pays dont l’héritage impérial est à la fois magnifique et pathétique, et qui tente de repousser la Turquie hors de son aire, et par l’Amérique, qui croit jouer au plus malin en menant double jeu dans sa politique à l’égard de la Turquie.
Que le conflit sanglant qui semble se profiler en Turquie puisse mettre le feu au monde entier n’est pas une éventualité si éloignée que vous le pensez. La première guerre mondiale a bien commencé par deux coups de revolver.
Traduit de l’anglais par Gilles Berton.